Bisbilles beckmanniennes, de Roxanne Van den Bosche

Publié le vendredi 5 juin 2015 09:18 - Mis à jour le vendredi 5 juin 2015 09:18

Ce que comprenait surtout Rémi, c’est qu’il allait devoir enfiler l’un de ces maudits casques. Et aucun stage de la police ne l’avait entraîné à enquêter dans un monde virtuel…

Mais il n'avait pas vraiment le choix. Après de brèves explications, il prit son courage à deux mains et il enfila le casque que le PDG lui tendait.

 

L’arrivée dans le monde virtuel avait été plutôt brutale et surprenante ; s'habituer au corps du personnage qu'il était à présent avait été le plus difficile. (Il avait choisi un général pour avatar, car c’était un de ceux qui ressemblaient le plus à un policier. Mais surtout, il était beaucoup plus jeune.) Mais une fois plus ou moins habitué à son nouveau corps, il restait très perturbé par les décors ; impossible de détecter la moindre différence avec ceux de la réalité ! Comment se raisonner, se dire que tout ce qu’il voyait n’était que le résultat de milliers de circuits électriques, quand on pouvait le toucher voire s'y cogner ? Comment ne pas oublier que ces paysages pourtant si ressemblants à ceux qu’il connaissait, n’étaient pas réels ? Comment était-il seulement possible qu'il se tienne là, comme si de rien n'était ? Toutes ces choses si étranges lui donnaient la nausée.

 

Il se ressaisit, il était temps de se mettre au travail ! Il se remémora rapidement les principes du jeu ; chaque joueur était un aventurier dont l'objectif principal était de trouver et de s'emparer du Graal. Mais celui-ci était détenu par un roi ou une reine maléfique qui s'attaquait à tous les joueurs qu'il ou elle croisait.

 

Il commença donc son enquête avec prudence, espérant retrouver rapidement la fille disparue, avant de faire une mauvaise rencontre. Il se trouvait actuellement dans une cabane délabrée, qui correspondait à la case départ du jeu. Un vieux miroir traînait dans un coin, ce qui lui permit de s’observer un instant. Il y découvrit un visage qui ressemblait étonnamment au sien, mais ses traits étaient plus jeunes. Quant à ses habits, ils se résumaient à une chemise et un pantalon en lin grossier. Il haussa les épaules et se détourna de cette image troublante. Devinant que tous les joueurs arrivaient ici lors de leur première connexion, il décida de suivre les traces de Lucie à partir de cet endroit. Il sortit enfin de la cabane et se retrouva en plein milieu d'un paysage de montagnes. Un vent glacé le saisit de plein fouet, le faisant bientôt claquer des dents dans sa pauvre chemise. Un sentier partait de la cabane et semblait s’enfoncer dans la montagne. Faute d’une meilleure idée, Rémi décida de l’emprunter.

 

Au bout de ce qui lui sembla une éternité, il arriva, épuisé par sa longue marche, aux portes d’une immense ville. Il regrettait déjà que les créateurs du jeu aient pensé à reproduire tous les effets de la fatigue. Inquiet à l’idée de découvrir ce qui se trouvait dans cette ville (était-elle habitée ? et si oui, par qui... ou par quoi ?), il franchit tout de même les portes. Il espérait retrouver la fille dans cette ville, ou au moins trouver de quoi faire taire la faim qui lui tordait le ventre. Il fut soulagé de constater que la ville était habitée par des êtres humains tout à fait rationnels, bien que sans doute artificiels. Ils étaient tous marqués, sur diverses parties du corps ou de leurs habits, d'une spirale barrée d'une croix qu'il reconnut comme le symbole des PNJ (personnages non-joueurs). Rémi entra finalement dans une auberge, bruyante et chaleureuse, et il fut surpris de trouver au fond de ses poches plusieurs pièces. Elles étaient frappées de l’image d’une jeune fille à l’aspect malveillant, portant une couronne. L’image était assez lugubre, malgré la beauté de la jeune fille. Et Rémi en déduisit qu’il devait s’agir de la reine maléfique. Il se dirigea vers le fond de l'auberge et interpella l’aubergiste... qui ne réagit pas. Il fallut un certain temps à Rémi pour comprendre l'utilité de la petite cloche suspendue au-dessus du comptoir ; elle servait à activer l'aubergiste qui, sinon, ne savait faire que sa vaisselle. Lorsque Rémi sonna, l'aubergiste se tourna vers lui avec un sourire jovial et lui demanda :

« Vous venez pour manger, dormir, récolter des informations ou rendre un service ?

– Et bien manger et dormir me semblent de bonnes idées. Et je suis aussi intéressé par des informations concernant une jeune fille disparue, répondit Rémi.

– Veuillez m'excuser, je n'ai pas compris. » rétorqua l'autre.

Rémi jura : « Une chose à la fois, et avec des phrases simples, se dit-il, ce bonhomme n'est pas programmé pour plus. »

« J'ai faim ! s'exclama Rémi.

-Voilà qui est plus clair ! » répondit joyeusement l'aubergiste en s'agitant pour préparer à manger. 

Lorsqu'il eut mangé et payé, Rémi sonna à nouveau au comptoir. Mais cette fois, lorsque l'aubergiste s'enquit de ce qu'il voulait, il répondit qu'il cherchait des informations :

« Alors, que veux-tu savoir mon garçon ?

-Je cherche une jeune fille, elle s'appelle Lucie.

-Oh ! Je connais une Lucie, c'est l’apprentie du magicien de la ville. Elle ne doit pas être loin, à moins qu'elle ne soit partie en mission.

-Oh non... pas ça, je ne vais pas aller la chercher à l'autre bout du monde ! »

L'aubergiste lui adressa un regard interrogateur. Cette réponse ne rentrait sûrement pas dans le répertoire des répliques prévues par les créateurs du jeu. Rémi soupira :

« Où puis-je trouver ce magicien ?

-Dans son manoir, naturellement.

-Et où est-il ce manoir ?

-Au bout de la grande avenue, à gauche du palais du comte.

-Merci. Au revoir Monsieur »

Rémi avait déjà oublié ses projets d'une bonne nuit au fond d'un lit douillet, impatient de trouver ce magicien et son apprentie, persuadé qu'il s'agissait bien de Lucie. Il sortit en trombe de l'auberge et se cogna à un garde en patrouille. Celui-ci ne réagit même pas, comme si Rémi n'avait jamais existé. Il se contenta de marmonner : «  Avant, j'étais aventurier moi aussi, mais j'ai pris une flèche dans le genou... » Rémi courut le long de la rue et déboucha bientôt dans la grande avenue. De nuit, celle-ci paraissait très différente de celle qu'il avait empruntée un peu plus tôt. Il arriva enfin devant le bâtiment qui devait être le manoir du magicien. Il admira quelques instants le magnifique édifice en se demandant quel genre de personnage était le magicien, et s'il était raisonnable de le déranger en pleine nuit.

Mais avant qu'il n'ait fait le moindre geste pour entrer, la porte s'ouvrit d'elle-même, invitant Rémi à entrer. Il se retint de sourire, comment avait-il pu se laisser surprendre ? Il était chez un magicien après tout ! Une voix grave raisonna dans le hall où il venait de pénétrer :

«  - Sois le bienvenu chez moi, humble Joueur. Je vois que tu cherches à accomplir une mission qui t'a été confiée. Pour cela, tu dois trouver une jeune fille du nom de Lucie. Je doute que tu ne trouves ce que tu cherches en ma demeure. Mais il s'y trouve tout de même de nombreux indices. Va trouver celle que tu cherches au sanctuaire, où je l'ai envoyée se recueillir. Elle t'apportera de nombreuses réponses. 

-Où puis-je trouver ce sanctuaire ? lança Rémi à tout hasard.

-Derrière le temple, dans les montagnes d’où tu viens. »

Rémi gémit, il allait devoir retourner dans ces fichues montagnes ! Cette fois, il devait s'équiper avant !

 

Le temple n'était pas si loin finalement, surtout une fois équipé de vêtements chauds et d'une lourde cape. Il ne lui fallut pas longtemps pour trouver le sanctuaire, ainsi que l'apprentie du magicien. A peine l'eut-il trouvée qu'un immense poids s'envola de ses épaules ; il avait réussi. Il allait pouvoir rentrer chez lui. Enfin ! Mais lorsqu'elle se tourna vers lui, il découvrit avec horreur le symbole des PNJ sur son front. Ce n'était pas Lucie, ce n’était même pas une Joueuse !

 

Le premier réflexe de Rémi fut de retourner chez l'aubergiste ; c'était sa seule source d'informations. Et cette fois il n'oublierait pas de mentionner que la fille qu'il cherchait était une Joueuse ! Il courut à en perdre haleine jusqu’à l’auberge. Devant celle-ci, le garde patrouillait toujours. Rémi l’entendit marmonner « Avant j’étais aventurier moi aussi, mais j’ai… » Rémi soupira, les PNJ étaient vraiment lassants parfois. Quelques instants plus tard, la cloche du comptoir de l'auberge tintait avec frénésie. L'aubergiste répéta une fois encore sa question que Rémi connaissait à présent par cœur :

« Vous venez pour manger, dormir, récolter des informations ou rendre un service ?

-Je souhaite des informations.

-Alors, que veux-tu savoir mon garçon ?

-Je cherche une Joueuse du nom de Lucie.

-Moi je ne sais pas où elle est. Mais si tu cherches un Joueur ou une Joueuse, tu peux le demander en ami. »

Rémi faillit se tordre de rire, comment pouvait-il ne pas y avoir pensé ?

«  Oh ! Mais bien sûr ! Mais... auriez-vous la gentillesse de m'expliquer comment on fait ? demanda-t-il en priant pour que l'aubergiste soit capable de l’aider.

-Il suffit de fermer les yeux assez longtemps pour que le menu s'affiche, et après, tu fais, « demander un ami » et tu donnes son nom. Après, il n'y a plus qu'à espérer qu'elle t'accepte en ami.

-Merci beaucoup ! Vraiment ! »

Suivant les conseils de l'aubergiste, Rémi ne tarda pas à recevoir une réponse positive à sa demande d'ami. Puis le menu se referma. Mais Rémi tenait à présent entre ses mains un petit livre où s'écrivait « Lucie » sur la couverture. Il l'ouvrit distraitement, se demandant en quoi ce livre l'aiderait à trouver Lucie. Mais le texte qui y était inscrit était en fait très intéressant :

 

Pseudo : Lucie

Statut : second administrateur, par accord avec le premier. Termes du contrat : la joueuse Lucie entre entièrement et définitivement dans le jeu, pouvant ainsi jouer à vie et oublier les tracas de la réalité et permettant au créateur du jeu, M. le PDG, de faire sortir du jeu le roi maléfique, qui doit servir d'arme pour contrôler le monde.

Nom : inconnu

Sexe : féminin

métier : reine maléfique

 

En dessous du texte, un petit bouton indiquait : « Rejoindre ». Rémi appuya dessus sans trop réfléchir.

 

Il atterrit dans une grande salle. Encore étourdi par les récentes révélations, il se releva et aperçut une jeune fille à l'autre bout de la pièce. Celle-ci le regardait d'un air railleur.

« Et bien, tu as fini par me trouver ! C'est pas trop tôt ! » s'exclama-t-elle.

Rémi était cloué sur place, incapable de répondre, incapable de détacher le regard de son visage ; les yeux de cette fille, ses cheveux, son nez... tout en elle appartenait à ... Lucile, sa petite sœur.

« Lucile ? C'est toi ? demanda-t-il éberlué.

-On dirait bien oui, inspecteur Beckmann ! Rétorqua-t-elle.

-Ne me dis pas que tu as provoqué tout ça rien que pour me voir ! Et ne va pas me raconter que c'était pour ''oublier les tracas de la réalité'' ! Ce n'est vraiment pas ton genre. Tu as mis le monde en danger je te rappelle !

-Ben …

-Pourquoi tu m'as pas tout simplement téléphoné ?

-Tu vois, t'es toujours comme ça ! Toujours trop sérieux et le travail avant tout, même la famille ! Pourquoi tu ne veux jamais rigoler, t'amuser un peu ? »